Bon... Il paraît qu'elle rigolait, Najat, il paraît que c'était une blague quand elle a promis une dictée par jour en primaire à partir de l'année prochaine. Le Figaro crie au scandale d'ailleurs, ils y croyaient, eux! Et surtout, ils trouvaient ça plutôt bien. Le journal de la réac'titude, les hérauts du "c'était mieux avant", ils sont déçus... Mais qu'est-ce qui lui a pris, à Najat?
J'aime écrire, tu l'auras compris. Je fais sûrement des fautes mais peu. Et la plupart du temps, je les corrige en relisant. J'ai depuis toujours écrit quasiment sans faute. Ni d'orthographe, ni de conjugaison, ni de grammaire, ni de syntaxe. Petite, comme maintenant, ça ne me demandait aucun effort. Je ne suis pas en train de me vanter là *. Je constate un truc qui m'échappe complètement. Lire une faute, pour moi, c'était comme entendre une fausse note pour un musicien. Enfin je le suppose parce que, à moins d'être flagrantes, moi je n'entends pas les fausses notes. Je me souviens d'un concert de baroque à l'église de St Germain des Prés, quand je suis arrivée à Paris. Une copine m'y avait traînée. En sortant, elle m'a demandé mon avis sur la prestation de la pianiste. Elle, elle trouvait que, malgré quelques fausses notes, les morceaux avaient été joués avec âme. Je n'avais entendu aucune fausse note. Moi, j'avais surtout eu froid. La copine en question ne pratiquait aucun instrument et n'avait étudié le solfège qu'au collège. Comme moi. Mais elle, elle entendait les fausses notes dans un concert classique.
Dès que j'ai eu 8/10 ans, mon père m'a demandé de relire les lettres, administratives ou autres, qu'il écrivait. Parce que, lui, il faisait 10 fautes à la ligne. Et je n'exagère pas. Je lui remettais son texte d'équerre en remodelant au passage une formule, un bout de phrase en deux temps, trois mouvements. Ca déclenchait chez lui une espèce d'admiration révérencieuse. Il ne comprenait pas comment c'était possible. L'explication communément admise était que je lisais beaucoup. Lui, mon père avait péniblement obtenu son certificat d'études en galérant comme un malade à chaque dictée. Il avait été humilié toute son enfance par ses instits, ses parents, qui lui répétaient qu'il ne faisait pas assez attention, qu'il était un feignant et qu'il devait apprendre pour réussir.
Récemment, j'ai rencontré un adolescent dont l'humour, la vivacité d'esprit et le sens de la répartie m'ont enchantée. Et je suis déjà entourée de beaucoup d'ados plus drôles et intelligents les uns que les autres. Ce gosse m'a fait rire, mais rire.... C'est un gamin très cultivé, avide de comprendre, avec des idées parfois lumineuses sur la géopolitique, sur l'écologie, etc... Il lit énormément, des fictions surtout.... Bon. Tu me vois venir? Il fait vingt fautes par dictée. Trente parfois. Ca le déprime, ça le lamine, ça lui fait honte.... Il n'y peut rien. Tu l'imagines vivre cette émotion de honte, ce sentiment d'exclusion une fois par jour? Heureusement qu'il est trop vieux maintenant pour retourner à l'école de Najat. Il souffre déjà suffisamment en 3ème avec une dictée par quinzaine !
Qu'est-ce qui se passe en France? Nous sommes épinglés par PISA** régulièrement. Non seulement pour notre faible niveau en math ou en enseignement des langues par exemple mais aussi pour avoir un système scolaire qui augmentent les inégalités sociales au lieu de les réduire. Oui, je sais, ce n'est pas ce que tu entends à la radio ou ce que tu vois à la télé. Dans les médias, ce que tu entends, c'est que nous avons le meilleur système de santé du monde, la meilleure école au monde, les meilleurs enseignants, bla bla bla... Bah non. Et pour ça, il suffit d'avoir voyagé un peu ou même seulement d'avoir parlé avec des étrangers pour comprendre que ce n'est pas vrai. J'allais dire que, peut-être, nous avions le système éducatif le moins cher au monde mais même pas! La Cour des Comptes vient de sortir un rapport qui dézingue ça aussi, avec des lycéens qui nous coûtent 10 000 € par an pour un résultat médiocre***. Quand je dis "les lycéens nous coûtent", c'est faux. C'est le lycée qui coûte 10 000€/élève, c'est différent.
Bref.... La religion chez nous, c'est l'orthographe et les tables de multiplication. Ca, c'est le dogme absolu: ce que l'on appelle "les bases". Aaaah les bases.... Assise régulièrement en conseil de classe, j'entends "il lui manque les bases", "elle n'a pas les bases", ce qui se passe de commentaire pour tout le monde. De fait, ça semble tellement logique, comment réussir quand on n'a pas les bases?
Ce qui n'est pas remis en cause, c'est que d'une part, les "bases" déterminent le reste (va apprendre la musique classique si tu ne sais pas lire), et que d'autre part, les "bases" ont été déterminées il y a très, très longtemps. Lorsque savoir lire et écrire suffisait à faire de toi un homme pensant. Je dis un homme parce qu'à l'époque, la question n'était pas d'enseigner la lecture aux femmes, la question concernant les femmes était de savoir si elles avaient une âme. Ou pas. Comme les vaches ou les chiens. Si, si, ça date de si loin que ça, les bases qui régissent encore notre enseignement. Lire, écrire et compter. Charlemagne, quoi.
Depuis 1983, nous savons (ou pourrions savoir) que les intelligences sont multiples ****. Que si l'intelligence verbale et l'intelligence logico-mathématique dominent dans l'enseignement proposé à l'école, elles sont loin de représenter la totalité des intelligences humaines. Le problème, c'est que le pouvoir de décision est aux mains de personnes qui sont largement pourvues en intelligences verbale et/ou logico-mathématique. Forcément, ce sont ceux qui réussissent à l'école. Tu vois un énarque, tu as compris: il cause, il compte. Point. Moi qui te parle, tu auras compris aussi que je me base sur une intelligence linguistique/verbale et -moins- logico-mathématique pour écrire et réfléchir tout ça. Mais il y a aussi de l'intelligence inter-personnelle et de l'intra-personnelle dans mes textes, un peu de spatiale et de naturaliste et pas autant que je voudrais de kinesthésique ou de musicale.
Je fais l'hypothèse que nous ne serions pas dans la même pré-catastrophe écologique si nous avions laissé plus de place aux personnes pourvues d'intelligence naturaliste. Que nous vivrions dans d'autres maisons, que nous ne verrions pas ces mêmes barres d'immeubles ou ces centres commerciaux hideux si les écoles d'architecture avaient plus valorisé les apports des intelligences kinesthésiques et inter-personnelles.
Gardner a parlé d'une 9ème intelligence, qui n'est même pas mentionné sur Eduscol, il s'agit de l'intelligence existentielle (ou morale ou spirituelle). Celle-là, il est grand temps que tous nous l'explorions.
* Me vanter, ça serait te dire que mon chien s'assoit dès que je le lui ordonne. Ca, je te jure, quand elle le fait, mais qu'est-ce que je suis fière!
Le Monde et le rapport PISA:
http://www.lemonde.fr/ecole-primaire-et-secondaire/article/2013/12/03/classement-pisa-la-france-championne-des-inegalites-scolaires_3524389_1473688.html
*** https://www.ccomptes.fr/Actualites/A-la-une/Le-cout-du-lycee
**** Les intelligences multiples:
http://eduscol.education.fr/cid52893/zoom-sur-les-intelligences-multiples.html
http://www.franceinter.fr/emission-la-tete-au-carre-les-intelligences-multiples